Prédications Protestantes dans les Alpes du sud 

Ce texte est la transcription d’une prédication prononcée par Charles LAVAUD (1881-1945), originaire de Trescléoux, durant son ministère pastoral (1906-1940), successivement à Alès, St Laurent du pape, Montélimar. Charles LAVAUD fut membre de la Brigade de la Drôme (1922-1938), avec Jean Cadier.

DIMANCHE 6 avril 1919

St Laurent 

Lectures :

Apoc. 21/4

2 - Corinth. 4/7 à 18

Chants

Ps 42          

Ils se reposent de leurs travaux et leurs œuvres les suivent (Apoc. XIV, 6-13)

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F°1

Fr et S. Nous venons de chanter : " Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie, ont droit qu'à leur cercueil la foule vienne et prie "

À leur cercueil ! Hélas, nous n'avons pas même la légitime satisfaction d'entourer leur cercueil du respect, des hommages et des fleurs dont nous eussions aimé les recouvrir. Leur cercueil n'est pas dans le cimetière de leur village natal ; il n'est pas celui que nous eussions voulu leur donner pour perpétuer leur souvenir chéri ; il est dans la terre où la douleur les a conduit, où la mort les a surpris ; la terre qu'ils défendaient âprement les a jalousement gardés. C'est son baiser de gloire dans les larmes. Mais nous ne sommes pas devant leur cercueil, nous n'en sommes pas moins venus et nous n'en voulons pas moins prier. Nous n'avons pas besoin pour émouvoir nos cœurs du spectacle désolant des cimetières

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F°2

innombrables creusés au hasard des batailles. Il nous suffit de rappeler ces noms connus, d'évoquer ces visages amis pour que nous, la foule, nous venions et prions. nous voici donc pères, mères, femmes, enfants, frères et sœurs en deuil, Voyez, nous sommes la foule de ceux que la grande douleur n'a fait qu'effleurer sans les faire saigner ; mais voici nous autres, les pères et mères, les femmes, les enfants, les frères et sœurs heureux encore, nous voici aussi les camarades qu'un sort plus doux a épargnés, nous voici tous pour rendre hommage à la mémoire de ceux que l'horrible vous a ravis. Et quel hommage, plus beau, plus riche, pourrions-nous leur donner que de mêler nos larmes aux vôtres ? Vos larmes c'est ce que vous leur avez donné de meilleur, c'est le sang de votre cœur. À vos larmes permettez-nous de mêler les nôtres.

                Comme ferait une mère ? Ose dire le poète. Et osons-nous répéter après lui Ah ! Je sais bien que le cœur des mères a seul les battements inconnus aux autres cœurs. Je sais bien que les mères aiment, qu'elles sourient et qu'elles pleurent comme ne saurait le faire

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F°3

aucune autre créature sur terre, et nous risquons alors, dans la foule, nous risquons de déflorer ces sentiments d'extrême délicatesse en prétendant trop inconsidérément nous les approprier. Mais non ! Non, nous ne sommes pas la foule ordinaire, vulgaire, changeante, versatile, superficielle, celle qui rit ou qui pleure au gré de ce qui la mène, celle qui l'émeut et ne souffre pas ; cette foule d'aujourd'hui, c'est l'Église, l'assemblée de ceux qu'une même foi, une même espérance, un même amour ont réuni dans le service du même Dieu. Et cette Église fut bien la mère, mère spirituelle, de ce ceux qui nous ont été enlevés. Elle les connut dès leur venue au monde par le baptême, elle les marqua de son sceau par l'instruction religieuse, la première communion

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F°4

les actes du culte, elle les forma ; elle les suivit, lorsqu'ils partirent et les enveloppa de ses prières ; elle les encouragea par ses conseils ; elle les soutint par ses espérances ; elle les consola par ses promesses ; à l'heure même où les ténèbres de la mort noyèrent leurs regards, qui nous dit que la lumière du Christ dont l'Église est le chandelier, n'a pas brillé grâce à elle au fond de leur âme pour leur révéler la joie du pardon et les appeler à la gloire de l'Éternité ? Et cette mère spirituelle pleure aujourd'hui ses enfants. Oui, comme ferait une mère par la chair, elle souffre et sa plainte douloureuse les berce en leur tombeau. Mais elle ne pleure pas toute seule et à sa voix se joint aux autres voix qui s'élèvent de la terre. Elle s'associe aux autres mères qui pleurent aussi leurs enfants ; elle réunit dans un même hommage les enfants des autres Églises, catholiques, israélites, libres penseurs, mahométans. Toutes ces mères spirituelles, de quelque nom qu'on les appelle, sont en deuil, elles versent les mêmes larmes de douleur et de fierté ; elles réalisent là, vraiment, l'union sacrée des cœurs ; elles se penchent l'une vers l'autre, se resserrent, se rapprochent. Et à elles toutes, elles sont la France, la France meurtrie,

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F°5

qui se courbe vers la terre où dort (dorment ?) ses fils et comme ferait une mère, la voix de la France toute entière les berce en leur tombeau.


         Comme il doit être doux ce bercement, après les terribles bouleversements que connût leur âme ! Comme il doit être paisible ce repos après les âpres travaux de la guerre. Il est inutile de retracer devant vous les mille difficultés qu'ils eurent à surmonter,a

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F°6

et d'entrer dans le détail de ces travaux de guerre dont on ne peut vraiment connaître l'insupportable douleur qu'en se battant soi-même et au moment même où l'on souffre : marches longues et traînantes d'étapes en étapes, courses {énervantes ?] vers l'inconnu que l'on devine trop bien, chargement exorbitant pour les épaules qui ne rêvaient d'autres rênes que celles de la liberté, enfouissement en des trous obscurs et humides, gardes de nuit au poste avancé, combats à la grenade, effroyables batailles d'artillerie, éclatements formidables, silences d'une seconde où la mort passe et emporte ceux qu'elle a choisis, poussées de sang au visage, au cœur qui jette l'homme hors de lui-même et hors de son abri et le lance en avant, de bond en bond, à quoi servirait-il de tracer par le menu cette abominable vie ?

         Il suffit de retenir sur un simple mot et de marquer ce seul travail auquel fut appelé tout soldat, tous ceux du moins qui en sont morts, ce travail le plus horrible des travaux qu'ils durent exécuter qui s'appelle l'œuvre qui résume tous les autres auquel tous les autres devaient concourir et aboutir, ce travail

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F°7

de mort. Ah ! si les autres travaux leur furent durs, celui-là, croyez-le, fut bien le plus dur ; tuer, car ils devaient tuer et je dis que cela leur fut horrible. Ces hommes dont la jeunesse s'était écoulée au sein de la famille entre la vigueur du père et la douceur d'e la mère, entre le charme de la femme et le sourire des petits, ces hommes qui avaient vu la nature, sous leurs soins, se fleurir, s'enrichir de fruits et les récompenser, ces hommes qui regardaient la terre comme une mère, à qui l'on avait appris que les autres hommes étaient leurs frères, qui avaient entendu toujours le commandement : Tu ne tueras point, ces hommes devaient tuer. Et je dis que leur stupeur fut grande, et leur honte aussi. Oui, ils avaient honte d'être des hommes pour ce qu'il leur fallait tuer d'autres hommes.

                    Et quand ils virent couler du sang, quand ils virent des cadavres, je ne dis pas qu'ils eurent peur - et pourtant qui donc n'a jamais eu peur - mais je dis qu'ils furent

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F°8

écœurés, dégoûtés. Ah ! l'on a célébré l'héroïsme de nos soldats allant au combat, tenant devant les poussées les plus formidables, décimés, se reformant, écrasés, se redressant, bousculés, s'arcboutant : on ne l'a pas assez chanté, car il en faut de l'héroïsme, il en faut une grande mesure pour résister à la peur qui sollicite ; il en faut encore une autre mesure aussi grande pour résister à la répulsion du sang. Honneur à nos morts qui n'ont pas fléchi sous le poids de tels travaux de ces œuvres de mort. Honneur à nos morts ! Mais alors, maudite soit la guerre ! Malédiction à ceux qui l'ont voulue ! Malédiction à l'égoïsme, à la jalousie, à la haine, à l'ambition, à l'orgueil de ces hommes qui n'ont pas craint de lancer des hommes contre d'autres hommes. Autrefois pour satisfaire une sanguinaire passion , les empereurs de Rome mettaient en présence dans l'arène une bête fauve et un homme, et celui des deux qui tuait l'autre, l'homme ou la bête, avait la vie sauve. C'étaient des barbares. Et aujourd'hui, pour la passion maudite d'un empereur

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F°9

et de quelques autres, dans une arène dont la surface couvrait l'Europe presqu'entière, des millions d'hommes se sont jetés les uns contre les autres, et les morts ont couvert la terre. Ils n'avaient pas l'horreur du sang, la répugnance de la mort donnée, ceux qui commandaient le massacre sans y prendre part, Mais ceux qu'un instinct plus sûr, qu'une notion plus claire de la vérité animaient, ceux-là, sur leur ordre, devaient se livrer à ces travaux de mort et massacrer ou se laisser massacrer. Et maintenant, Ô cœurs désolés soyez apaisés, car ils ont fini, ils se reposent ce travail. Le calme a succédé à l'angoisse ; la sérénité a remplacé l'effroi, pour eux, le silence de la paix fait suite, pour toujours, au tonnerre des canons. Ils ne souffrent plus. Cette pensée vous doit une consolation !

TT

            Ils ont fini ; ils se reposent, mais leur action se poursuit. Leur sang versé est une semence qui doit féconder le monde. Puisque le sacrifice de leur vie a été exigé, puisqu'il a été consenti par eux-mêmes, il faut que ce sacrifice ne soit pas vain. Ce serait une honte pour les survivants, ce serait une douleur nouvelle

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F°10

pour les morts si rien n'était changé. Ils ont remporté une victoire. Mais où donc serait cette victoire ? Pourquoi donc seraient-ils morts si leurs œuvres ne suivaient pas cette mort ? Connaissez-vous en effet de plus triste, de plus lamentable, de plus décevant qu'un effort inutile, qu'un sacrifice inutile ? Travailler pour rien ! Qui donc d'entre vous consentirait à le faire ? Et mourir pour rien ! Quelle ironie ! Quel blasphème ! Pour rien ? Je me trompe ; avant même qu'ils soient morts, leurs souffrances et leur mort avaient déjà servi à quelque chose, à quelques-uns. Grâce à la guerre, par la guerre, et donc par la mort d'un grand nombre, des fortunes se sont élevées. De nouveaux millionnaires ont vu le jour. Mères que rien ne console, veuves et orphelins ne pleurez plus ! Il y a aujourd'hui dans le monde plus d'argent qu'autrefois. Il n'est pas tout pour vous, mais vous en avez eu une part. Cet argent des enrichis leur permet des festins, des plaisirs, des jouissances, mais leurs plaisirs, leurs festins, leurs jouissances sèment l'argent du sang des morts à tous les vents et vous en recevez bien quelques parcelles.

             Ah ! Arrêtons-nous, ces quelques mots suffisent pour faire monter à notre front le rouge de

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F°11

la honte. Non, l'argent [ni les acquis de nos ?] territoriales, ni l'extension de notre commerce ne paieront jamais la vie de nos êtres chers disparus. Non l'argent, plus d'argent, ce n'est pas une œuvre digne de nos morts. Voilons cela. Passons. Cherchons autre chose. Ils ont donné leur vie ; à une vie donnée il n'y a qu'une rançon possible : c'est une autre vie donnée. Survivants de la grande guerre, soldats revenus au foyer, femmes et enfants que de nouveaux jours sollicitent encore, n'oublions jamais notre dette : on leur a pris la vie, nous leur devons la nôtre. À notre tour donnons notre vie, non à la mort cette fois, mais au travail, au labeur de la paix, à la reconstruction du monde ébranlé. Et ne savons-nous pas que si nous jouissons encore de nos biens, de nos maisons, si nos familles n'ont pas été dispersées, emmenées en captivité, si nous n'avons pas connu les horreurs de la l'invasion, c'est parce que là-haut, plus au nord, des centaines de mille hommes sont tombés ? Supposez que ces hommes, au lieu de lutter, au lieu de mourir, aient fui, les régiments de l'empereur allemand auraient couvert votre pays.

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F°12

         Mais nos vaillants étaient là et grâce à leur vaillance poussée jusqu'au sacrifice l'Allemand n'a pas avancé jusqu'ici. Nous leur devons en récompense de ce sacrifice un sacrifice égal, sinon semblable. La mort les a pris, la vie doit nous prendre ; la vie c'est à dire l'effort et pas la jouissance ; l'ardeur au travail et non pas la paresse. Qu'au lendemain d'angoisses et de privations de toutes sortes, notre pauvre nature humaine se soit laissée aller à un débordement de liesse c'est explicable. Mais craignons d'en rester là, craignons que ces morts dont la voix pleine de justice réclame le don de notre vie, ne se dressent un jour devant nous, ne nous poursuivent de leurs malédictions, ne nous demandent compte de cette vie qu'après tout ils étaient méritants de garder autant que nous, et que nous ne méritions pas plus qu'eux. Rachetons, si j'ose dire, rachetons notre droit à la vie par une vie mieux comprise, mieux vécue, où l'inoubliable souvenir de leurs souffrances et de leur mort sera le stimulant

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F°13

générateur d'énergie et d'action bonne. Travaillons ! Poursuivons, continuons, achevons si possible l'oeuvre que leur mort a commencée. Je vous le dis ce Saint labeur sera pour nous la vraie consolation nécessaire à nos cœurs. C'est une œuvre nouvelle, c'est un monde nouveau qui doit naître grâce à eux, par leur mort ; grâce à nous par notre vie et notre travail. On nous a dit, et nous le croyons, que cette guerre de notre part était juste et qu'elle était faite pour rétablir la justice et le droit lésés. Ceci déjà est nouveau ; non pas que la notion de justice soit nouvelle mais qu'on ose le proclamer et la donner comme devise aux nations. Autrefois malgré la diplomatie secrète, on savait qu'il s'agissait pour les conflits internationaux d'intérêts économiques, financiers, ou seulement de la gloriole de quelques hommes, les moins cyniques appelaient cela "l'honneur du pays". Aujourd'hui, certes, les mêmes intérêts sont en jeu, sont aux prises, se débattent, mais on éprouve le besoin de les "justifier", on s'efforce de les faire cadrer avec le droit et la justice. C'est donc un principe nouveau qui fait son apparition dans le monde et il a plus de force parce que plus d'hommes en sont morts : Mais si ces morts sont morts pour lui, supporterons

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F°14

-nous, nous les survivants, que l'on revienne aux principes d'autrefois dont l'Allemagne féroce c'était faite le champion : " la force prime le droit ; la force crée le droit." À quoi auraient servi la mort de ces morts et les souffrances des survivants s'il ne restait au cœur de chacun de nous la haine de ces principes maudits et la vision des grandes œuvres nouvelles ? Et qui donc aurait cette haine et cette vision sinon le peuple de ceux qui ont souffert ? " Le président Wilson disait, il y a quelque temps : " Les hommes d'État politiques n'ont pas de vision ; les peuples seuls ont la vision. Ceux qui souffrent voient, ceux qui subissent l'injure voient. Combien est désirable le droit à la justice ! " Et il ajoutait : " Maintenant l'âme du monde s'est éveillée et l'âme du monde doit être satisfaite." Église chrétienne autrefois écrasée sous l'injure et la botte, peuple de France encore naguère opprimé sous les armes du plus fort, aux auditeurs de ce jour en somme, n'aurez-vous pas la vision de la justice ; votre âme est-elle encore engourdie, ne s'est-elle pas éveillée et ne veut-elle pas être enfin satisfaite ? Ah ! Laissez passer sur vous les souffles de la liberté, de la justice, de la fraternité. Ils passent et vous apportent le sourire approbateur des morts ; ils passent et vous entraînent.

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F°15

Laissez-vous emporter ; même prenez la tête, soyez à l'avant-garde des peuples fidèles à la justice. Aimez et pratiquez la justice, car l'injustice est horrible : elle a fait mourir nos morts. Vous, désormais, soyez justes ! Et si, pour être justes, il faut changer quelque chose, eh bien, n'ayez pas peur des changements !

         Mais en disant cela ne risque-je pas de vous exciter aux pires résolutions ? Eh ! bien, oui ! Comme chrétien d'abord, je le dois - car le chrétien fidèle à la pensée du Christ n'est pas l'être rétrograde que quelques-uns s'imaginent - et comme porte-parole des morts, je le dois encore. Il faut prononcer les mots qui bouleversent, et plaise à Dieu que ces mots deviennent des réalités. Oui : justice, justice pour les petits, justice pour les opprimés, mêmes droits et mêmes devoirs pour tous. Il faut aller plus loin, il faut dire le mot le plus nouveau, le plus révolutionnaire de tous, celui qu'aucun programme

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F°16

politique ou économique n'a jamais encore préconisé, celui qu'aucun candidat au suffrage universel n'a jamais revendiqué, car il dépasse en audace et en puissance les thèses les plus avancées : s'agit-il de renversement des situations, de la substitution au régime actuel de la propriété individuelle, du régime de la propriété collective ?


         Ce n'est pas assez car justice faite contre les oppresseurs d'aujourd'hui, la place reste entière pour l'injustice de nouveaux oppresseurs. Non pas cela et que cela : pour que la justice règne, il faut l'amour. Ils ne seraient pas morts de l'injustice de quelques-uns, de l'injustice universelle, si tous les hommes, si tous les peuples avaient obéi au commandement du plus humain des hommes puisqu'il était Fils de Dieu : "Aimez-vous les uns les autres" Ô vous qui voudriez que cette guerre fut la dernière, vous qui voudriez que ne fut pas répandu en vain le sang de nos morts,

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F°17

osez donc maintenant. Ô bouleversez les fondements anciens d'une société établie sur l'égoïsme, la jalousie, la haine. Vous les premiers posez les fondements nouveaux de la société de l'avenir. Osez obéir au mot d'ordre divin : Aimez-vous les uns les autres. C'est à cette œuvre d'amour que vous appellent les victimes de la grande iniquité. Dans votre obéissance vous trouverez une plus nouvelle et plus ferme consolation !

    Mais n'y en aura pas toujours qui n'aimeront pas les autres ? qui les haïront, les jalouseront, et, se croyant plus forts se jetteront sur eux ? C'est à craindre. Alors on se liguera contre eux ; déjà est ébauchée cette "ligue des nations." Mais pour les réduire, ce sera encore la guerre.

         Ô méchanceté, perversité du cœur humain ! Ô tristesses de la terre ! C'est donc en vain qu'ils sont tombés ? Tout

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F°18

est donc toujours à recommencer ? Non ! Non, quand même l'œuvre de justice et d'amour ne suivrait pas immanquablement et immédiatement leur travail de mort. (Et l'on peut tout craindre de l'incroyable sottise humaine) il y a une chose qui demeure, qui apparaît à leur suite et que rien ne ternira, que les laideurs de la terre feront même ressortir plus brillantes par contraste ; et cette chose qu'ils nous désignent, eux qui sont dans le repos à nous qui sommes dans la lutte, c'est le royaume de Dieu : la terre et le monde de la terre sont manqués, soit ; c'est vrai pour le moment. Il nous reste Dieu et son domaine, le Ciel. Et si quelqu'un parmi vous hochait la tête d'un air de doute, je lui dirais : donnez-moi donc une terre meilleure, toujours meilleure, habitable enfin, ou laissez-moi Dieu et le ciel. Vous ne pouvez pas, en dépit de tous les moyens mis en œuvre, me donner cette terre

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F°19

désirable. Pour la rendre habitable, pour gagner en hauteur quelques coudées, pour la purifier tous ces hommes sont morts et c'est insuffisant ! La terre est ce qu'elle était hier, aussi mauvaise, peut-être pire. Alors ? Alors écoutez le cri d'espérance échappé des lèvres de ceux qui sont morts : on dirait une plainte d'abord, qui monte de ces mille cimetières, mais elle se transforme bientôt en paisible et joyeuse certitude. Que disent-ils ? Ils disent : En perdant notre vie nous avons perdu une espérance, une illusion plutôt ; nous avions cru à l'homme et à ses capacités de bonheur. Nous nous étions laissé prendre à ce mirage d'une société capable par elle-même de renouvellement. Hélas, notre mort donne la preuve des possibilités humaines et terrestres. Nous avons perdu tout espoir. Mais à

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F°20

qui perd tout, Dieu reste encore." Dieu ? Oui. Pourquoi donc en effet avions-nous cru, espéré, lutté ? Quelle était cette voix qui inspirait le sacrifice, qui nous fascinait par ces mots : devoir, justice, solidarité ? Chimère tout cela ? Non, c'était bien une réalité, mais une réalité intérieure, profonde qu'on ne découvre à la surface terrestre ; et aussi une réalité supérieure, plus haute que les cimes les plus élevées, qu'on ne rencontre pas même au sommet des montagnes. Cette réalité entrevue mais mal connue, pressentie mais de loin, nous la connaissons maintenant, nous la voyons, nous la possédons, nous en jouissons. C'est le bien, la Sainteté, Dieu et cela bien, justice, amour, Dieu, cela ne se trouve pas sur terre. Pour le rencontrer il faut le ciel.

Ô vous qui nous avez vu le chercher sur terre

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et ne l'y point trouver, tirez profit de la leçon. Ne renoncez pas à la poursuite de l'idéal, mais ne croyez pas le trouver en vous ni en d'autres qui vous ressemblent. Il est en haut, il est en Dieu. Ne cessez pas de prier : "Que ton règne vienne, que ta volonté soit faite, sur la terre comme au ciel." Suppliez encore : "Notre Père qui es aux cieux descends sur notre terre," Mais puisque sur terre il en est tant qui s'opposent à la descente du Père qui est dans les cieux, vous, vous les malheureux que nous avons laissés sur la terre, prenez le chemin des cieux, montez, montez au ciel, à notre suite, à la rencontre du Père en qui est tout amour et toute justice."

Entendez-vous cette voix des morts qui vous appelle ? Leur défaite apparente ne devient-elle pas dès lors

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leur sublime chant de victoire et pour vous la suprême consolation ; si elle vous oblige à croire au ciel ? Car enfin, encore une fois, raisonnablement vous pouvez croire à la terre, surtout à une terre où ils ne sont plus. Il vous faut donc le ciel, le ciel ; gagner le ciel, ne serait-ce que pour être encore avec eux. C'est à cette œuvre dernière qu'ils vous appellent.

Déjà, bien longtemps avant que nos morts n'entreprissent leur labeur, un homme s'y était attaché. Il était seul, mais il était Saint et juste. Il parla ; ses paroles étaient divines ; on l'écouta ; quelques-uns le crurent ; puis le monde continua comme précédemment. Alors à la parole il ajouta l'action ; il s'approcha des malades et les guérit, des malheureux et les consola, des pécheurs et leur

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pardonna. Puis le monde continua comme précédemment. Alors puisqu'il aimait les siens, il les aima jusqu'à l'extrême limite de l'amour. Il s'offrit en victime. Il mourut mis à mort par l'injustice des hommes et par son amour pour les hommes. Et puis, le monde sembla aller comme précédemment. Cependant, de ce jour, de sa mort, il y eut quelque chose de changé, non pas sur terre, mais ce fut le ciel qui s'ouvrit et se rapprocha. Sur terre les mêmes hommes continuèrent à mener la même vie. Mais au fond de leur cœur il y avait désormais une espérance, une possibilité, une certitude : le ciel ouvert et plus proche. Tel fut le travail du grand héros tombé dans l'horrible bataille du monde. Son nom : Jésus-Christ. Lui ne se repose pas de son travail. Il le poursuit dans toute âme d'homme, pour sauver cette âme et lui donner la vie éternelle. Aujourd'hui même, il se sert du souvenir, du nom d'autres héros

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F°24

tombés dans d'autres batailles. Aujourd'hui même il associe à son œuvre de salut et de joie, ceux dont le départ vous a fait pleurer.

Frères et sœurs, que j'ai peut-être réussi à émouvoir mais non à persuader, mais à qui pourtant il faut une consolation, vous qui peut-être ne croyez pas à une terre meilleure et qui croyez peut-être encore moins au ciel, mais qui pourtant ne pouvez vivre sans espérance, dites-moi donc pourquoi seraient-ils morts vos morts, pourquoi serait-il mort le Christ ?

J'aime à penser que toute autre œuvre, fut-elle vaine, de leurs bras désormais sans arme, de leur regard désormais sans rancune, de leur voix légère et douce comme un souffle qui caresse,

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F°25

vous les voyez se joignant au Christ pour attester et magnifier son œuvre devenue la leur, ils vous désignent la terre pour y travailler et le ciel pour y habiter. Ne voulez-vous pas pour votre consolation répondre à leur invitation ? Oh ! Si à votre tour vous vouliez travailler pour transformer la terre par l'amour, en attendant de vous reposer dans la joie, alors, en toute vérité nous pourrions dire d'eux : " Ils se reposent de leurs travaux, mais leurs œuvres les suivent."