Prédications Protestantes dans les Alpes du sud 

ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE

La redécouverte de Calvin en 2009 :

Un premier bilan

Quels sont les aspects de la pensée de Calvin qui sont aujourd'hui mis en avant ?

Avec les nombreuses manifestations de « l'année Calvin » 2009, déjà en grande partie derrière nous, nous avons une première indication. 2009 n'a pas présenté « tout » Calvin ni « le vrai » Calvin, mais des points de sa pensée et de son action — dont certains sont assez nouveaux — susceptibles d'intéresser un large public à la pensée du réformateur.

Je commencerai par faire quatre observations générales sur cette redécouverte actuelle de Calvin dans l'Eglise et à sa périphérie en France, avant de commenter quatre des thèmes qui ont été selon moi les plus mis en avant.

1. Quatre observations générales

  1. Avant de parler de l'actualité de Calvin, il faut commencer par mentionner la (re)découverte de sa pensée et de sa personne tout court : aussi étonnant que cela puisse paraître, Calvin était (et reste encore) inconnu en France. Et cela, non seulement de la part des catholiques (qui le découvrent) ou des milieux non chrétiens (qui continuent à l'ignorer) mais aussi de la part des protestants eux-mêmes. Les raisons à cela ? J'en vois trois :

  • La mauvaise transmission d'une pensée (et d'une figure) autoritaire et conservatrice : faute d'en comprendre toutes les nuances et subtilités, on a figé sa pensée en un système dogmatique fermé. Du coup, on l'avait trop vite qualifié d'homme réactionnaire.
  • L'héritage du calvinisme (à ne pas confondre avec la pensée calvinienne) : le calvinisme postérieur à Calvin, figé dans des orthodoxies, a retenu et mis en avant de lui ce qu'il y avait de plus critiquable dans sa pensée (ex. la prédestination ; son pessimisme anthropologique ; son aversion du catholicisme).
  • La propagande catholique a joué un rôle important, en présentant cette importante figure intellectuelle française comme un tyran, un illuminé, un sectaire.

  1. Cette redécouverte ne s'est pas faite sans exagérations : Calvin est devenu, du jour au lendemain, l'homme moderne par excellence, performant sur tous les thèmes. Ainsi a-t-on pu parler d'un Calvin féministe, œcuménique ou écologique, thèmes inconnus à son époque. Il ne faut pas oublier que sur de larges pans, sa pensée se révèle être anti ou pré-moderne, autoritaire, contestable (et elle fut du reste très tôt contestée). Même la prédestination a pu être présentée comme « une doctrine douce, doucereuse » (O. Abel), alors qu'elle n'est plus acceptable pour la pensée moderne ; il faut la resituer dans un contexte historique précis pour la comprendre (ce qui ne signifie pas encore l'accepter). Parler de la modernité de la pensée de Calvin impliquerait aussi de parler de son archaïsme. Sur bien des points, le réformateur est tributaire de la pensée du Moyen Age tardif, même s'il fut formé à l'école de l'humanisme et qu'il annonça certains aspects de la modernité
  2. Ce n'est point seulement sa pensée qui est à redécouvrir, mais aussi son action, et même sa personne. Nous avons là un déplacement par rapport aux études plus anciennes : on s'intéressait à la pensée de Calvin en faisant d'autant plus abstraction sur l'homme que sa vie semblait peu intéressante, et qu'il était d'une extrême discrétion sur lui-même. Mais la vie de Calvin est pleine d'enseignements ! Aujourd'hui, on sait de surcroît qu'on ne peut pas séparer une pensée d'une personne, et une personne d'un contexte. Cela doit être pris en compte. Il se dessine alors un portrait nouveau de Calvin, bien plus intéressant que celui de l'on connaissait et véhiculait de lui. Un seul exemple, significatif : Calvin a été d'abord un fugitif (1533-1536), puis un expulsé (1538), puis pendant de longues années et jusqu'à la fin de sa vie un exilé (1541-1564)[1], un réfugié politique dirait-on aujourd'hui : il a travaillé, pensé, milité loin des siens, et n'a jamais pu regagner son pays, la France. Ces caractéristiques sont déjà en soi des thèmes actuels, parlants, forçant l'admiration et la sympathie. De plus, ils fournissent des explications pour la compréhension de l'ensemble de sa pensée.
  3. Les thèmes redécouverts et présentés au cours de cette année jubilaire révèlent des absences : l'ecclésiologie, la doctrine de l'Eglise, la théologie des ministères n'ont pas ou peu été explorés. Ce sont pourtant traditionnellement les points forts de la pensée de Calvin : la « discipline » de l'Eglise ; le catéchisme de l'Eglise de Genève ; la relation entre Eglise visible et Eglise invisible ; la théologie du Saint-Esprit...Ils ont manqué à l'appel. Et sur le plan de son action, les immenses efforts de Calvin pour bâtir une Eglise « réformée » à Genève. Il n'en a guère été question. Les raisons de ce silence ? J'en vois deux, l'une rassurante, l'autre inquiétante : La rassurante : ces aspects ont peu été soulignés, parce qu'ils sont précisément connus. Il n'est donc plus nécessaire d'y revenir : Calvin a pensé et bâti une Eglise chrétienne réformée selon la Parole de Dieu. C'est chose acquise. L'inquiétante : tout ce qui touche à l'Eglise, surtout dans son aspect institutionnel et structurel, n'intéresse plus guère : du coup, on met en avant tout ce qui ne touche pas à l'institution

On aboutit alors à une présentation inversée de la pensée de Calvin : alors qu'il ne pensait pas hors de l'Eglise, on présente un Calvin pensant Dieu sans l'Eglise : la Bible, la foi, l'homme et le monde, cela suffit.

2. Quatre aspects de la pensée de Calvin redécouverts en 2009

1. L'expérience de Dieu

Calvin reste d'abord un théologien et un commentateur passionné de la Bible. Mais il n'étudie pas la Bible par simple érudition ou comme un historien. Il l'étudie parce qu'elle — et elle seule — parle véritablement de Dieu. L'unique objet de la pensée, de l'action, de l'étude et l'écriture de l'érudit exilé à Genève est le Dieu de la Bible. Calvin parle de Dieu parce que Dieu lui a parlé ; il parle de Dieu et ainsi parle à Dieu. Calvin nous présente un Dieu différent de celui dont parlent au quotidien, sociologues, psychologues, spécialistes « des religions » et commentateurs de l'actualité. Non comme un concept, une catégorie morale, un rite, ou à l'inverse une projection de l'homme, mais comme une personne, réelle, vivante ; une personne qui me fait face dans la rencontre. C'est pourquoi pour Calvin, on ne peut pas parler de Dieu sans parler de l'homme : « C'est chose notoire que l'homme ne parvient jamais à la connaissance de soi-même jusqu'à ce qu'il ait contemplé la face de Dieu, et que, du regard de celle-ci, il descende à regarder à soi » (IC I, 1, 2). On ne compte pas non plus le nombre de fois où la première phrase de l'Institution chrétienne fut citée, écrite, commentée : «Toute la somme, ou presque, de notre sagesse (...) est située en deux parties. C’est qu'en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse » (IC 1, 1, 1).

Le théologien allemand Christoph Strohm, dans l'une des quelques 50 nouvelles publications en français sur Calvin, a fort bien résumé cette pensée de Dieu2. Pour Calvin, elle s'appuie sur deux fondements qui pourraient sembler contradictoires, mais qui sont en fait complémentaires, chacun corrigeant l'excès possible de l'autre :

  • D'une part, l'insistance sur la majesté divine ineffable. Dieu seul est Dieu, et face à une telle grandeur nous ne pouvons que réaliser notre petitesse, nos faiblesses, nos recherches de vains plaisirs et la tyrannie de nos sens débridés et égoïstes.
  • D'autre part, l'invitation à une communion mystique avec le Christ. Naturellement éloignés de Dieu, en Christ nous nous rapprochons de lui ou mieux, il se rapproche de nous. Le terme fort à la mode et pourtant très ancien « d'union mystique » (mystica unio) est bien employé par Calvin (IC III, 11, 10). Il ne se contente ainsi pas de présenter les faits, gestes et paroles du Christ mais, sur le modèle paulinien, il invite chacun à une union intime avec Lui, et donc avec Dieu.

2 Christoph STROHM, « La théologie calvinienne : singularité des idées fortes », Religions & Histoire. Hors-série n°1 : Jean Calvin, un christianisme réinventé, 2009, pp. 34-35

Il s'agit, on l'aura compris, d'une pensée de Dieu qui est plus qu'une pensée. Une pensée qui est une expérience vécue ou mieux, une prière3.

2. La foi inscrite dans la culture

Calvin peut-il aider chacun à penser la foi dans la culture qui est la sienne, ou aide-t-il au contraire à s'échapper d'une culture toujours marquée par l'idolâtrie et le paganisme (qui prennent aujourd'hui la forme du matérialisme et de la toute-puissance de l'argent) ? A-t-il inventé un humanisme chrétien permettant une synthèse entre foi et réalisations humaines, ou a-t-il au contraire permis que la foi se libère de la gangue culturelle (celle du Moyen Age et de la scolastique) dans laquelle elle était enfermée ? Calvin a sans doute fait les deux ; il a certes pu écrire que « la pire des peste est la raison humaine », mais il n'a pas cessé de penser Dieu avec sa raison et son intelligence.

Cela explique que deux approches sur Calvin sont possibles :

  • Certains souligneront sa culture humaniste, son intelligence au service de la foi, son souci d'expliquer et de transmettre avec les outils de son temps (le livre imprimé).
  • Tandis que d'autres mettront en avant son « tournant antihumaniste », son rejet de la philosophie et de toute pensée et réalisations humaines qui finissent inévitablement par limiter la grandeur et l'altérité de Dieu.
  • Alors qu'il y a une génération, on insistait sur cette rupture entre Dieu et la culture —en une approche très barthienne de Calvin — on cherche aujourd'hui plutôt les lieux de dialogue et de rencontre. Du coup, on met en avant les aspects de la pensée de Calvin qui peuvent se déployer dans la culture, une culture qui est — en tous cas en France —autant marqué par le christianisme que par son absence ou même son rejet. Parmi les éléments de la pensée de Calvin susceptibles de créer un pont avec une culture qui n'est plus chrétienne, j'en mentionne deux :
  • La langue, le style littéraire : Calvin comme grand écrivain de la langue française, et même comme grand écrivain tout court (il a beaucoup écrit en latin). On sera attentif à sa rhétorique, à son style vif, clair, limpide. A la subtilité de son raisonnement, parfois même à ses dons oratoires.
  • La pensée esthétique : voilà un aspect plus nouveau, mais souligné par plusieurs chercheurs4. Des trois réformateurs, Calvin est certainement celui qui est allé le plus loin non seulement dans l'élaboration d'une « esthétique théologique », mais aussi en élaborant les prémisses d'une conception moderne — non religieuse — de l'œuvre d'art.

3 Je fais allusion au beau livre du théologien réformé de Rome, Fulvio FERRARIO, Teologia corne preghiera, Torino, Claudiana, 2004.

4 Outre mes propres travaux sur le sujet : Christopher Richard JOBY, Calvinism and the Arts : a re-assessment, Leuven-Paris-Dudley, MA, Peeters, 2007 ; Randall C. ZACHMAN, Image and Word in the Theology of John Calvin, Notre Dame, Indianna: University of Notre Dame Press, 2007.

3. Une pensée économique et sociale

Le livre d’André Bieler sur la pensée sociale et économique de Calvin n'était jusqu'à présent connu que de quelques rares spécialistes. Grâce à une réédition, accompagnée d'une préface du Ministre Michel Rocard, il est maintenant mieux connu5. Cette publication est-elle la cause ou la conséquence d'un sujet autrefois périphérique dans l'étude de la pensée de Calvin et qui passionne aujourd'hui : le rôle de Calvin et du calvinisme — on confond souvent les deux — dans l'élaboration d'une économie moderne, dans laquelle l'argent et le profit ne sont plus des tabous. Mais une économie qui est sociale, dans la mesure où l'argent doit servir à l'enrichissement de tous, et non au superflu de quelques privilégiés.

On a découvert à cette occasion que Calvin n'était pas qu'un penseur mais aussi un acteur, et pas simplement un acteur dans l'Eglise, mais aussi un acteur dans la société. Trois facteurs ont sans doute aidé au nouvel intérêt pour ce thème :

  • La thèse (largement exagérée et même fausse selon de nombreux économistes) de Max Weber sur l'origine calviniste du capitalisme6, Mais les thèses de Weber continuent à être abondamment citées (sans être véritablement discutées) ce qui fait que l'on a fini par faire de Calvin l'un des penseurs à l'origine du capitalisme, ce que :
  • Weber lui-même n'affirme pas.
  • La mise en avant médiatique des liens entre un capitalisme débridé, une politique conservatrice et un protestantisme revivaliste pendant les 8 années du gouvernement Bush junior aux USA. C'est un euphémisme de dire que ce lien a été mal ressenti par une grande majorité d'européens. En France il a certainement porté tort à un protestantisme discret et minoritaire, bien moins connu que les répercutions médiatiques du protestantisme des néoconservateurs américains.
  • Enfin, la crise mondiale et l'effondrement d'un capitalisme centré sur un profit incontrôlé et une puissance absolue des banques, depuis l'automne 2008 —quelques mois avant le début de l'année Calvin. Même ceux qui étaient les plus fervents partisans d'une économie libérale ont été obligés de reconnaître la nécessité à la fois d'une régulation et d'une moralisation de l'économie mondiale. C'était exactement la position de Calvin, qui se trouve du coup profilé sur le devant de la scène.
  • Les positions à la fois équilibrées et ouvertes de Calvin sur l'argent ne sauraient bien sûr constituer un programme économique pour aujourd'hui. Elles peuvent toutefois nous donner des indications sur la nécessité spirituelle et l'obligation morale de lier le capital et le social, le profit de quelques uns et la solidarité pour tous.

4. Une éthique personnelle et communautaire

Un dernier thème souvent mis en avant, est la capacité de Calvin à construire l'Eglise, à former des communautés de croyants, solidaires et motivés. Là encore, un déplacement significatif s'est opéré.

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5 André BIELER, La pensée sociale et économique de Calvin, Genève, éd. Georg, 1959, réed. 2008.

6 Max WEBER, L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme (1904-5), Paris, Gallimard, 2003.

Auparavant, quand on abordait le thème de l'Eglise, on lisait exclusivement ce que Calvin avait écrit à son propos dans l'Institution chrétienne. Maintenant, on va lire ailleurs, en particulier ses lettres7. Dans l'Institution chrétienne, le réformateur nous fait part de son idéal, de l'idée toute théorique de ce que devrait être l'Eglise de Jésus-Christ (Livre IV). Dans ses lettres, il devient acteur. Il est confronté aux communautés en train de naître, et déjà en proie aux dissensions et discordes, mais surtout aux persécutions. Nous sommes face à du concret. Du coup cela devient beaucoup plus parlant. Derrière les lettres, il y a des hommes et des femmes qui témoignent, qui luttent au quotidien, souvent au prix de multiples dangers et souffrances. Certains le font en acceptant la mort, et la mort violente du martyre. Dans ses lettres, Calvin fortifie, encourage, écoute, appelle au dialogue. Il est véritablement, un pasteur. On voit comment il arrive à adapter ses idées aux situations concrètes, à la fois sans jamais renoncer à son idéal, mais sans non plus trahir la réalité au nom de cet idéal. Il doit faire des compromis, accepter l'échec, et même exprimer ses doutes8. Calvin n'est pas simplement l'homme des synthèses d'idées, il sait aussi trouver un juste équilibre entre conviction et vie quotidienne.

Autres sources de réflexion sur l'éthique à la fois personnelle et communautaire : les multiples biographies de Calvin, écrites à l'occasion de ce jubilé9 : elles se ressemblent toutes, et pourtant elles sont bien différentes les unes des autres, signe de l'extrême richesse de cette vie que son auteur lui-même ne trouvait pas digne d'être racontée. Il avait tort ! Nous voyons se dessiner les traits d'un homme combatif et pourtant presque toujours malade, un penseur qui agit, un célibataire ou veuf qui accueille sans cesse des réfugiés chez lui ; un solitaire qui a de nombreux et fidèles amis, un intellectuel actif et militant ; un théologien qui ne considère pas l'argent comme un mal ou un tabou, et qui pourtant n'en réclame pas pour lui.

Dans un deuxième temps, nous pouvons alors reprendre les écrits plus théoriques du réformateur, et être attentif au lien que Calvin a établi et pensé entre la justification et la sanctification, c'est-à-dire entre l'expérience de la foi et sa mise en pratique dans l'Eglise et dans le monde. N'oublions pas que dans l'Institution chrétienne, Calvin parle de la sanctification (IC, III, 3 à 10) avant la justification (IC III, 11 à 19). Cette inversion de l'ordre traditionnel n'est pas innocente. Elle contribue à renforcer le poids de l'exigence éthique : ce n'est pas suffisant de dire (de croire) : il faut agir en cohérence avec ce que l'on croit. Calvin fonde ainsi une véritable éthique du croyant, et cela à deux niveaux : communautaire (ou sociale) et personnelle. Cela explique sans doute « l'efficacité » du calvinisme dans les pays où il put durablement s'implanter.

septembre 2009

Jérôme Cottin

Professeur à la faculté de théologie

de l'Université de Strasbourg

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7Voir le livre de Andrew BUCKLER, Calvin et la mission de l'Eglise, Lyon, Olivetan, 2008. L'a. propose parfois des extraits de lettres de Calvin traduites en anglais à partir du latin, mais non encore traduites en français.

8 Par exemple dans une Lettre de Calvin du 7 juillet 1553 aux prisonniers de Lyon : « C'est chose étrange au sens humain que les enfants de Dieu soient saoulés d'angoisse, cependant que les méchants s'égayent en leurs délices ; mais encore plus que les esclaves de Satan nous tiennent les pieds sous la gorge, comme on dit, et fassent leurs triomphes de nous ».

9 Je renonce ici à les citer, tellement elles sont nombreuses.

[1] Cet aspect a été souligné par le documentaire-fiction allemand sur Calvin diffusé par la chaine TV franco-allemande Arte le samedi 4 juillet 2009. Par exemple, le lien entre sa situation permanente d'exilé-réfugié et sa définition ultrasimple de l'Eglise liée à un processus événementiel.