Prédications Protestantes dans les Alpes du sud 

Philippe Decorvet est pasteur (retraité) de l’Eglise Réformée Évangélique vaudoise où il a exercé sa fonction pastorale dans les paroisses réformées de St-Gervais (GE) et de Corsier-Corseaux (VD). Il a ensuite été agent, puis responsable de la Ligue pour la Lecture de la Bible en Afrique francophone et en Suisse romande et professeur à l'Institut biblique Emmaüs (www.institut-emmaus.ch/). Il est le fondateur de l'association "Oïkos" (ministère pour les couples et les familles au service des églises). Il exerce actuellement avec son épouse Nancy, médiatrice familiale, un ministère d'accompagnement pour les couples en difficulté dans le cadre de la communauté des diaconesses de St-Loup (http://www.saint-loup.ch/)

Philippe Decorvet a décidé de se «désolidariser totalement» de l’institution cantonale EERV dont il a démissionné, suite à la décision du Synode de l’EERV (Eglise évangélique réformée vaudoise), réuni le 5 Novembre 2012, de consacrer un acte liturgique à l’union des couples de même sexe « partenariés », et de prévoir l’accueil de ces couples par une célébration « appropriée », estimant que l’Eglise protestante a «abandonné un des fondements essentiels de la Réforme», à savoir la fidélité aux textes, et que cette décision remet fondamentalement en cause notre rapport à l’autorité des Ecritures, créant ainsi un point de césure irréversible.

Philippe Decorvet est un bon connaisseur de la Drôme, dont il est originaire, du côté maternel, au Poët-Laval, où il séjourne régulièrement, dans le mas familial.

Il est administrateur du Musée du protestantisme Dauphinois[1], (bientôt transformé en « Espace Huguenot »), et de l’association « Les amis de Félix Neff »[2].

[1] Le Musée du protestantisme Dauphinois ( est le point de départ de l’itinéraire européen « sur les pas des huguenots »

www.museeduprotestantismedauphinois.com

www.surlespasdeshuguenots.eu

[2] www.lesamisdefelixneff.wix.com.felixneff

Ce texte est la transcription d’une conférence donnée par Philippe Decorvet lors du colloque tenu à Vaux-sur-Seine (Faculté Libre de Théologie Evangélique) les 28-29 mars 2003, avec l’aimable autorisation de l’auteur, que nous remercions chaleureusement.

Le Réveil, du rêve à la réalité :

Un exemple français, le Réveil de la Drôme au XX° Siècle

Le Réveil de la Drôme n’a certes pas la même ampleur que le Réveil méthodiste au XVIIIe siècle en Angleterre ou le « Great Awakening » américain où l’on estime que 20 % de la population de la Nouvelle Angleterre fit l’expérience de la nouvelle naissance[1].

Mais le Réveil de la Drôme a cette triple spécificité qui en fait un mouvement particulièrement intéressant pour notre colloque :

- C’est un Réveil qui éclata en France, dans un contexte typiquement français et dont les responsables étaient tous français (avec quelques Suisses). Il n’est pas le fruit du travail de missionnaires anglo-saxons.

- Il est non seulement français, mais réformé et calviniste. Il se produisit et se développa dans de vieilles paroisses huguenotes campagnardes. Tous les « brigadiers de la Drôme » étaient des pasteurs réformés. L’un d’entre eux, le doyen Jean Cadier, est même devenu président de la société calviniste de France.

- C’est un Réveil dont certains acteurs ou certains fruits sont encore vivants aujourd’hui : on peut recueillir leur témoignage et avoir des échos et des commentaires de première main.

Je n’ai personnellement pas connu le Réveil de la Drôme dans les années 20 et 30, mais j’en ai beaucoup entendu parler. Je peux dire que ma jeunesse a été bercée par l’écho de ce Réveil. Mon père a été très proche des brigadiers et il a fait partie de cette autre équipe pastorale d’évangélisation : « le groupe de Gardonnenque » que l’on a souvent surnommé « la brigadette ». Ma contribution s’appuiera donc d’abord sur le témoignage de mes parents, puis sur celui d’un des brigadiers que j’ai bien connu et qui après avoir été pasteur dans le sud de la Drôme est rentré en Suisse, le pasteur Édouard Champendal. Enfin, je m’appuierai sur divers documents édités par la Brigade, notamment le journal Le matin vient et les souvenirs de Jean Cadier qui portent le même titre.

Ma contribution aura quatre parties :

  1. L’historique du Réveil
  2. Les caractéristiques de ce Réveil
  3. Le bilan 70 ans après
  4. Conclusion pour aujourd’hui

1. Historique

Avant de parler du Réveil de la Drôme, il faut parler de l’état pitoyable de la plupart des paroisses du sud de ce département, à cheval sur le Dauphiné et la Provence.

Beaucoup d’entre elles étaient non seulement somnolentes, mais quasi abandonnées. À Volvent par exemple, le culte n’était plus célébré depuis 16 ans et la porte du temple était tellement envahie de ronces et de gravats qu’il a fallu prendre des pelles et des pioches pour l’ouvrir à nouveau quand le Réveil a éclaté.

Plusieurs de ces paroisses n’avaient plus de pasteurs depuis des années. Personne ne voulait y aller. Certains disaient même : « Pour venir dans ces églises, il faut être ou un apôtre ou un fou! » J’ai souvent entendu Édouard Champendal raconter dans quel état était sa paroisse de Vinsobres quand il est arrivé, frais émoulu de la faculté de théologie de Genève. Son prédécesseur, un ancien prêtre resté 18 ans dans ce village, était devenu alcoolique. Ses paroissiens aimaient le faire boire – et à Vinsobres les caves ne manquent pas ! – et ils s’amusaient à le voir rentrer au presbytère en titubant. Ils disaient : « Notre pasteur a fait l’aller et retour : il est allé de Rome à l’évangile et de l’évangile au... Rhum ! » Il n’y avait presque plus personne au culte. Dans la sacristie du temple – certainement un des plus beaux temples de France, ancienne église romane, situé tout au sommet du village – le pasteur Champendal avait retrouvé le cahier où l’on notait le montant des collectes : tel dimanche le cahier indiquait : 25 centimes ! Et Champendal d’ajouter : « j’en ai déduit qu’il y avait au moins 5 personnes qui ont donné chacune 1 sou! »

C’est dans ces paroisses-là qu’un certain nombre de jeunes pasteurs arrivèrent juste après la fin de la première guerre mondiale.

Alors, devant cet état de choses, face à la misère de ces paroisses, une « intense souffrance nous étreignit, une souffrance qui revêtit parfois l’aspect d’une véritable agonie[2] ». Plusieurs de ces pasteurs avaient fait la guerre, ils avaient échappé à Verdun et au Chemin des Dames et ils se sont dits, bouleversés : « Est-ce pour trouver cet état de mort spirituelle que nous avons survécu à la guerre ? »

Cette immense souffrance, cette agonie, fut le premier pas vers le Réveil.

Tous ces jeunes pasteurs n’étaient pas évangéliques, loin de là ! S’adressant aux étudiants de l’Institut Biblique Emmaüs, Édouard Champendal disait: « Si je vous racontais ce que je croyais à cette époque, vous sauteriez tous par les fenêtres[3] ! » Quant à Jean Cadier il était, selon ses propres termes, un rationa­liste et il parle de sa thèse écrite à la fin de ses études comme d’une thèse « très mauvaise, très négative, vrai péché de jeunesse que je supplie Dieu de me pardonner[4] ».

Pourtant, s’ils n’étaient pas évangéliques, ils avaient quand même un réel amour de Dieu, une authentique piété et un vrai souci de l’Église. Sous leur vernis théologico-intellectuel se cachait comme une nostalgie évangélique. Édouard Champendal racontait comment il avait été influencé par son grand-père, un des très rares pasteurs évangéliques de Genève à l’heure du libéralisme triomphant, tellement évangélique même qu’il avait plusieurs fois failli être destitué à cause de ses positions orthodoxes. Et toute la jeunesse de Jean Cadier avait été bercée par les échos du Réveil du pays de Galles, les cantiques de Ruben Saillens et ses missions de Réveil[5].

Il y a là me semble-t-il une première remarque importante : Chez un grand nombre de responsables ou de pasteurs il y a souvent – derrière une couche libéralo-politico-rationaliste – un fond de piété qui ne demande qu’à se réveiller.

Mais ces jeunes pasteurs n’en restèrent pas à se lamenter sur le triste état de leurs paroisses : dès 1921 ils se retrouvèrent régulièrement pour étudier les différents Réveils dans la Bible et l’histoire de l’Église et surtout pour prier Dieu : « nous criâmes à lui. Nous le suppliâmes de prendre en pitié nos Églises. Nous nous humiliâmes pour elles et pour nos pauvres ministères incapables de remédier, apparemment, à une situation sans issue. Nous le suppliâmes d’ouvrir les écluses du ciel et de répandre d’en haut l’Esprit qui fait revivre les ossements desséchés.

Ce fut le deuxième pas vers le Réveil[6]. »

Et le Réveil vint! Là où on l’attendait le moins, dans la paroisse la plus reculée, privée de pasteur depuis plusieurs années : La Motte Chalancon entre Nyons et la vallée de la Drôme.

Comme aucun pasteur ne voulait aller dans cette paroisse reculée, on y avait envoyé un évangéliste formé à l’Armée du Salut : Victor Bordigoni. Cet homme déjà d’un certain âge, voyant l’état de délabrement de sa paroisse organisa très vite une réunion de prière quotidienne. Voici comment il raconte les évènements : « Un samedi soir de l’été 1922, quelques personnes étaient réunies comme elles avaient pris la décision de le faire depuis quelques semaines, afin de prier pour le Réveil de notre paroisse. Nous réclamions un baptême du St-Esprit, sachant que ce n’est pas l’homme qui peut produire un réveil, mais la puissance de Dieu. À un moment donné, pendant que nous priions, nous avons compris que Dieu était d’accord de nous donner ce baptême, et nous l’avons pris par la foi[7]. »

La réponse ne se fit pas attendre : le lendemain, dans la petite annexe d’Establet, - un petit village qui compte aujourd’hui 21 habitants (!) - au cours du culte, une femme[8] se lève pendant la prédication et fait signe au pasteur qu’elle désire parler. En tremblant elle se tourne vers les quelques personnes présentes et leur dit timidement : « vous me connaissez, jusqu’à présent j’ai vécu pour mon troupeau de chèvres, ma ferme et mes picodons[9], mais maintenant j’ai compris, Dieu ne se contente pas de ce que je suis, désormais je veux vivre pour Lui. » et elle se rassoit en pleurant.

Ému comme le reste de l’auditoire, le pasteur essaye de faire chanter un cantique, mais l’émotion est trop forte, il fait alors un appel ; quelques personnes y répondent.

Le soir même, au culte du chef-lieu, La Motte Chalancon, Victor Bordigoni raconte ce qui s’est passé l’après-midi à Establet et fait de nouveau un appel à se donner à Jésus-Christ. Quelques personnes y répondent. Le Réveil était né !

Ce qui est frappant, c’est la rapidité avec laquelle le mouvement se répandit : « Ce fut pendant cinq semaines comme une vague puissante qui passa sur ces montagnes depuis longtemps plongées dans les ténèbres d’un formalisme mortel. Une centaine d’âmes firent acte de conversion[10]. »

Ce qui est peut-être encore plus frappant c’est qu’on était en plein mois d’août 1922, c’est-à-dire en pleine moisson des lavandes ; le temps de l’année où les paysans, levés à l’aube et couchés à la nuit, sont le plus occupés et le plus fatigués. Pourtant, en quelques semaines, non seulement ils reprirent le chemin du temple, mais émus par leur délabrement, ils se mirent à les réparer: « Malgré les travaux d’été, les paroissiens se mirent à l’ouvrage, apportant le sable, le bois, les pierres. On reblanchit les murs, on lava les sols, on cira les bancs. Au temple de Chalancon, alors que le travail s’achevait, un des hommes qui était là dit: il manque quelque chose. Trempant un pinceau dans un pot de peinture il écrivit en grandes lettres claires : Gloire à Dieu ». Jean Cadier qui rappelle cette anecdote ajoute : « C’est à ces gestes qu’on voit la sincérité d’un mouvement[11]. »

Le 24 septembre, soit à peine plus d’un mois après la première conversion on inaugurait déjà, devant une foule nombreuse, la restauration d’un autre temple, celui d’Arnayon. C’est au cours de cette rencontre qu’Édouard Champendal fut gagné au Réveil. Souvent je l’ai entendu dire : « il est des dates qui marquent dans la vie ; pour moi c’est le dimanche 24 septembre 1922. »

Deux mois plus tard, les 27 et 28 novembre se tenait à Crest, dans la vallée de la Drôme une retraite de deux jours groupant la trentaine de pasteurs du synode réformé de la région. À la fin de cette rencontre Victor Bordigoni, qui jusque-là n’avait pas dit grand-chose, demanda la parole: « ... je me demande en vous écoutant si vous savez qui est Dieu et quel est le ministère auquel il vous appelle... Dieu peut-il être satisfait de ce que vous êtes ?... Pourquoi êtes-vous vaincus ? Dieu aurait-il changé ? – Non il n’a pas changé, c’est vous qui avez changé » et, très pâle, s’exprima ainsi : « je vous ai écouté pendant ces deux jours ... vous êtes des obstacles à sa puissance. Repentez-vous, confessez votre faillite, prenez des résolutions nouvelles et que la gloire de Dieu se voie désormais[12]. »

« Nous nous sommes agenouillés, et nous avons demandé pardon à Dieu de notre faiblesse. L’un parla de sa lâcheté devant les âmes ; l’autre de son orgueil, l’autre de ses doutes, l’autre de ses rancunes secrètes... et il fut dit beaucoup plus encore... Quand nous nous sommes relevés, Dieu nous avait visités[13]. »

Cette repentance des pasteurs fut le troisième pas – et non le moindre – vers le Réveil.

Désormais, ce qui était confiné dans cette paroisse reculée de La Motte Chalancon, se répandit dans tout le sud de la Drôme. Le lendemain même, Henri Eberhard, pasteur à Dieulefit, prit le sermon qu’il avait commencé pour le dimanche suivant et le jeta au feu. Au jour venu, il monta en chaire et commença ainsi : « mes frères, le Réveil vient de commencer dans notre Église et le premier réveillé c’est moi[14]. » À la fin de sa prédication il dit à peu près ceci : « ceux qui, comme moi, veulent mettre Dieu à la première place, et lui consacrer réellement leur vie, qu’ils inscrivent leur nom sur le registre que j’ai préparé à la sacristie. » Plusieurs personnes, en sortant, apposèrent leur nom sur la liste préparée à cet effet. Deux ou trois jours plus tard, une dame vint trouver le pasteur et lui dit : « j’ai été émue par votre sermon et votre témoignage, aussi j’ai écrit mon nom dans le registre que vous aviez préparé, mais j’ai réfléchi depuis, je ne suis pas prête, effacez-le. »

Alors Henri Eberhard, prenant le cahier et l’ouvrant à la bonne page lui répondit: « Effacez votre nom vous-même, madame! » Cette paroissienne, bouleversée par cette réponse, éclata alors en sanglots car elle avait l’impression d’effacer son nom du livre de vie. Et là, dans le bureau du pasteur, elle donna sa vie au Seigneur.

Désormais le feu prend dans la plupart des paroisses du sud de la Drôme. Quatre pasteurs s’unissent alors pour tenir ensemble des missions de Réveil. Très vite on les appellera les « Brigadiers » et leur équipe « la Brigade ». Pourquoi ce terme ? C’est ainsi que, pendant la première guerre, on appelait ces petits groupes d’assaut qu’on envoyait aux points les plus menacés du front.

Dès ce moment les brigadiers, c’est-à-dire Édouard Champendal, pasteur à Nyons, Jean Cadier à Valdrome, Henri Eberhard à Dieulefit et Pierre Caron à Valréas commencèrent des missions dans les paroisses. Messages d’appel à la conversion, au retour à Dieu et à une vie sanctifiée. Et les conversions se multi­plièrent. J’entends encore Édouard Champendal raconter comment, dans tel village, il avait vu sur la porte du café un petit écriteau sur lequel était écrit : « fermé pour cause de conversion. » Dans tel autre, à Sainte Euphémie, annexe de la paroisse de Vinsobres, le groupe de jeunes qui se réunissait régulièrement pour la prière écrivit au maire et au Conseil Municipal pour demander de supprimer la vogue annuelle, vu qu’elle était cause de débordements. Et le conseil, après délibération décida de la supprimer « la jeunesse ayant décidé de ne plus danser[15] ».

Voici comment Jean Cadier décrit la mission de la Brigade dans sa paroisse de Valdrome : « les réunions du soir étaient très suivies, malgré le mauvais temps... Les messages étaient directs. Pendant quelques jours, un appel d’Eberhard : "qu’as-tu fait de ton âme ?" était sur toutes les lèvres... On chantait beaucoup... Le refrain du Réveil : "C’est la joie, c’est la joie, c’est la joie du ciel" retentissait partout. Ayant déniché un cornet à piston, un jeune le jouait sur la place. Un cantique aussi faisait fureur : "Veux-tu briser du péché le pouvoir, la force est en Christ"... et aussi "Blanc, plus blanc que neige"... Les appels étaient centrés sur la Croix, son œuvre de pardon, sa puissance de salut... Les vieillards pleuraient, les jeunes chantaient. Le dernier soir, lorsqu’on demanda à ceux qui désiraient faire acte de décision de rester après que l’assemblée aurait été congé­diée, tout le monde resta. Il fallut reprendre la réunion jusqu’après minuit... Enfin, il fallait cesser de chanter et repartir dans les rues sombres et sur les chemins de la montagne mais là encore, les gens continuaient à chanter, on les entendait sur les sentiers...[16] ».

Très vite les brigadiers furent appelés dans d’autres paroisses non seulement de la Drôme, mais dans toute la France, en Suisse, en Belgique et même en Algérie.

Le ministère de la Brigade ne se limita pas à des missions de Réveil dans les paroisses. Dès 1925 elle publia un journal mensuel intitulé Le matin vient d’après ce passage d’Ésaïe 22.11 : « sentinelle où en est la nuit? – Le matin vient ». Ce périodique donnait des nouvelles du Réveil et des messages d’édification pour fortifier les convertis. Il eut rapidement 5000 abonnés et fut suivi des Cahiers du matin vient qui donnait des études plus fouillées, plus théologiques aussi.

Comme dans tout Réveil il y eut aussi des vocations. La brigade fonda alors à Dieulefit « Notre école » pour former des évangélistes. Cet institut qui fonctionna de 1928 à 1934 avait pour but: « 1° Affermir la foi de nos jeunes convertis en les plaçant dans un milieu favorable, d’éclairer et d’enrichir cette foi naissante. 2° Donner à ceux qui ont entendu la vocation du Maître le moyen d’éprouver cette vocation en un stage de quelques semaines[17]. »

Mais ce qui eut peut-être le plus grand impact dans le monde francophone de l’époque fut la série des Conventions, notamment celles de Dieulefit qui chaque année groupaient des centaines de « conventionnistes » venant de tous les horizons. D’autres conventions analogues furent organisées aussi en Poitou, en Cévennes, en Gardonnenque, au pays de Montbéliard et dans le Jura bernois, en Suisse. Plus brèves que la Convention de Morges, mais organisées dans le même esprit, elles eurent un profond impact sur le peuple protestant.

Ainsi, ce mouvement qui partit de la conversion d’une humble paysanne d’un petit hameau des montagnes dauphinoises se répandit dans tout le monde francophone ; essentiellement réformé il est vrai.

2. Caractéristiques de la Brigade et de son message

La première chose qui me frappe est la jeunesse des brigadiers. À part V. Bordigoni, ils avaient tous entre 25 et 30 ans. Pour chacun d’eux c’était leur premier poste pastoral.

Une deuxième caractéristique est qu’ils ont d’emblée formé une équipe, ce qui était assez nouveau car chacun sait que le protestant est individualiste et les pasteurs tout particulièrement. Leur jeunesse a d’ailleurs probablement favorisé cet esprit d’équipe : ils se sont formés ensemble mais chacun gardait ses spécificités et ses dons propres : Cadier était le théologien, Champendal l’historien, Eberhard l’orateur et Caron l’écrivain. Mais c’est en tant qu’équipe qu’ils venaient et parlaient. En se répartissant toujours le message. Ce fut certainement une grande partie de leur impact.

Une troisième caractéristique : ils étaient tous des pasteurs réformés, ce qui leur ouvrit très vite les portes des paroisses réformées. Du moins de certaines paroisses car il y eut aussi des oppositions farouches. Au début de leur action, ils furent même convoqués à Valence et on les menaça de supprimer leur traitement. Au sortir de cet entretien difficile ils étaient atterrés, se demandant ce qu’ils allaient devenir car ils étaient tous mariés et pères de jeunes enfants. Au bout d’un moment de silence lourd l’un d’eux s’écria : « ce ne sont que des hommes. Dieu est souverain. Allons boire un café. » Ces menaces ne furent d’ailleurs jamais mises à exécution. Mais c’est aussi cela le Réveil : être en butte à l’opposition d’une partie de la paroisse et parfois des autorités ecclésiastiques.

Une quatrième caractéristique très frappante quand on lit les premiers numéros du périodique Le matin vient: c’est l’enthousiasme, l’esprit de victoire qui anime le mouvement. Le titre du n°5 du mensuel Le matin vient de janvier 1926 est à cet égard symptomatique : « Le Réveil du 20e siècle est commencé! » D’ailleurs le titre même du journal : Le matin vient est déjà tout un programme de joie et de victoire.

Avec l’enthousiasme, ce qui frappe c’est aussi le dynamisme. Un autre article, dans le n°6 du même périodique intitulé: « Ce que nous voulons » précise : Nous voulons un retour à la foi simple mais vivante qui fut celle des premiers chrétiens et des huguenots du 16e siècle.

Nous voulons que l’homme ne marche plus la tête basse, sans espérance, mais qu’il comprenne que, réconcilié avec Dieu par Christ, il est appelé à une vie glorieuse et éternelle, la vie des enfants de Dieu.

Nous voulons qu’une place – la place d’honneur – soit faite à Dieu dans la vie familiale et individuelle.

Nous voulons que la Bible, Parole de Dieu, lue, méditée et mise en pratique, redevienne la base de la famille chrétienne...

Nous voulons que le protestantisme français reprenne l’œuvre de la Réforme interrompue par trois siècles de persécutions et cent ans de funeste concordat, et parte à la conquête du peuple entier pour Christ.

Il ne s’agit pas d’un message triomphaliste ou optimiste, encore moins d’une sorte d’évangile de la prospérité avant le temps, mais d’un appel à la foi et au service de Dieu et du prochain, message de consécration et de dynamisme.

Une cinquième caractéristique est une prédication centrée sur la sainteté de Dieu, avec ce mot d’ordre qui était comme un signe de ralliement de la Brigade : « Dieu ne se contente pas de ce que nous sommes. » Prédication appelant à la repentance, à la conversion et à la sanctification. Comme Ruben Saillens avant eux les brigadiers terminaient leurs réunions par un appel à la conversion et invitaient les auditeurs à signer une « carte de décision ». Lors d’une mission à Paris, au temple des Batignolles, à la dernière réunion, plus de 220 cartes de décisions, signées en particulier par des jeunes, furent remises à la Brigade[18].

Cette insistance sur la conversion et la sanctification leur valut de nombreuses critiques. On les a très vite et très longtemps traités de « moralisateurs ».

Dans un colloque sur « la vie des églises protestantes de la vallée de la Drôme de 1928 à 1938 » tenu à la faculté de théologie de Montpellier en 1974, c’est encore le reproche qu’on fait aux brigadiers. Voici la réponse de Jean Cadier : « j’entends bien ces critiques et les ai moi-même ressenties. Je veux dire simplement que pour nous, dans la situation où étaient nos églises, il était essentiel qu’il y ait un commencement de vie qui s’appelle la nouvelle naissance, que les gens soient appelés à franchir ce seuil pour entrer dans la vie de l’Esprit. C’est pour cela que nous insistions tellement sur la conversion. » Quant au reproche de moralisateur il ajoute: « Quand on veut lutter contre le mal, on est bien obligé de dire quelquefois : Vous ne devriez pas faire ceci ou cela. Et l’on se fait traiter de moraliste. Je vous dis toute ma pensée : si j’avais un message à apporter maintenant à l’Église, ce serait bien le moralisme[19]. »

La sixième caractéristique – qui me semble extrêmement importante et actuelle – est une unité très rare dans les mouvements de Réveil entre l’émotion et la doctrine, entre l’enthousiasme et la dogmatique, entre le témoignage et l’enseignement. Ou, pour le dire autrement, entre le piétisme le calvinisme car la Brigade, au fond, c’est du piétisme calviniste ou du calvinisme piétiste.

De l’enthousiasme, de l’émotion il y en avait dans les réunions de la Brigade ! Un des chants que les auditeurs appréciaient particulièrement et qu’ils chantaient inlassablement était un chant en patois, car on parlait encore patois dans ces montagnes reculées :

N’ay pas besoun de coffrefort

Per counserva aquel trésor...

Mais il y avait aussi de la réflexion, des messages structurés, une vraie théologie de base. C’est d’ailleurs, comme ils le disaient eux-mêmes, devant leurs auditoires, et aussi en étudiant la Bible et Calvin, que ces jeunes pasteurs sortis rationalistes de leurs études sont devenus les champions de l’orthodoxie.

Dans un fameux sermon prononcé dans la cathédrale de Genève, Henri Eberhard s’est écrié : « et à tout serpent, qu’il soit diable ou moderniste qui vient insinuer: Dieu a-t-il réellement dit, je crie: menteur. »

Ce sermon a été publié[20], mais le terme moderniste ou libéral a été changé par celui de doute (une note d’ailleurs indique qu’il y a eu changement) mais je me rappelle bien comment Édouard Champendal – qui était de Genève – m’en a parlé et m’a précisé les fortes réactions que cela a provoqué!

Je ne sais pas s’il faut attaquer de front le libéralisme, mais je sais par contre que cet alliage entre piété et doctrine, émotion et enseignement est fondamental.

Enfin, septième caractéristique qui marqua profondément le protestantisme à l’époque c’est le refus très net de la brigade du mouvement pentecôtiste qui était à l’origine d’un autre réveil, de l’autre côté du Rhône, en Ardèche. Suite à un article, assez violent il faut bien le dire, de P. Caron paru dans le journal Le matin vient pour mettre en garde contre toute influence pentecôtiste, il y eut 2000 désabonnements!

C’étaient deux conceptions du Réveil qui s’affrontaient, et qui parfois s’affrontent encore ! Des paroles dures, des jugements ont été prononcés de part et d’autre.

Ce problème pentecôtiste porta un coup sérieux à la brigade, de même que le problème ecclésiastique de l’unité de l’Église réformée.

En 1938 la Brigade s’engagea à fond dans les tractations entre les différentes parties du protestantisme français pour la création de l’Église Réformée de France. Certains de leurs amis très proches comme le Groupe de Gardonnenque s’y opposèrent. Un article du Matin vient prônant cette unité valut 2000 autres désabonnements. D’ailleurs tous les brigadiers n’étaient pas d’accord entre eux sur cette question.

Ce problème ecclésiastique de l’unité de l’Église ajouté au problème théologique et ecclésiologique du pentecôtisme fut une des causes principales de la fin de la brigade qui cessa ses activités avec la guerre. D’ailleurs les brigadiers se dispersèrent; Champendal prit une paroisse à Genève, Caron à Alger, Cadier devint professeur puis doyen de la faculté de théologie de Montpellier et Eberhard fut appelé à Lyon où il devint président de région. Ils se réunirent à nouveau cependant dans les années 70 lors des conventions d’Anduze.

3. Bilan

Quel bilan peut-on tirer de l’action de la brigade et du Réveil de la Drôme après 80 ans ?

D’abord, des conversions réelles se sont produites. Des vocations sont nées. Des jeunes se sont levés pour le Seigneur et sont restés fidèles. Je ne citerai qu’un seul exemple : il y a trois ans, lors de l’inauguration d’une exposition sur le Réveil au musée du protestantisme dauphinois à Poët-Laval, je parlais de la Brigade, quand j’ai prononcé le nom d’H. Eberhard un homme d’environ 90 ans, ancien conseiller général de la Drôme, connu et respecté dans tout le pays, s’est écrié devant tout le monde « c’est mon père spirituel ».

Certes, on ne peut pas dire que les paroisses visitées autrefois par le souffle du Réveil soient aujourd’hui des paroisses particulièrement vivantes. Visitant avec mes enfants le village de Volvent, - ce village où lors du Réveil il avait fallu prendre des pelles et des pioches pour enlever les gravats devant la porte du temple - nous avons voulu retrouver cet édifice. Nous avons fait le tour du village. En vain. Finalement une dame nous a dit, étonnée de notre demande : « le temple ? Mais c’est chez moi ! » Elle nous a conduit en effet chez elle et, jouxtant la maison, il y avait un bâtiment dont la porte était envahie de ronces et de gravats. Nous avons réussi à entrer. C’était le temple en effet devenu hangar à moitié en ruine. Sur le mur du fond on pouvait lire encore l’inscription : « crois au Seigneur Jésus et tu seras sauvé ». Intérieurement nous avons pleuré. Mais un de nos fils s’est écrié : « c’est bien la preuve que chaque génération a besoin d’un Réveil! » D’ailleurs la situation de l’Église de Genève aujourd’hui ne signifie pas que l’œuvre de Calvin et des Réformateurs n’était pas authentique ou durable, mais que là aussi, chaque génération a besoin de se réformer. D’ailleurs n’est-ce pas une des devises de la Réforme : ecclesia reformata semper reformanda ?

Je crois enfin que l’influence de la Brigade demeure, notamment dans cette alliance si importante entre la piété et la doctrine. Aujourd’hui où beaucoup soupirent après un authentique Réveil, cet exemple est plus actuel que jamais.

Conclusion

Ne rêvons pas à recréer, à reproduire ce qui s’est passé alors. La situation a profondément changé. La dépopulation des campagnes a été galopante : Il y avait 1147 protestants à Valdrome en 1851, il n’y en avait plus que 81 en 1965. Quand Jean Cadier est arrivé dans cette paroisse en 1923 le village était entiè­rement protestant, il n’y avait pas d’église catholique. On comptait 6 épiceries, 2 boucheries, 1 boulangerie, 4 cafés; 50 ans plus tard il n’y avait plus aucun magasin et la population avait diminué des deux tiers. Un Réveil est beaucoup plus difficile aujourd’hui, le brassage de la population a amené d’autres personnes d’autres horizons. La cohésion villageoise est donc beaucoup moins grande. D’autre part, les sollicitations ludiques (comme la TV) sont beaucoup plus importantes qu’autrefois.

Ne rêvons donc pas et regardons la réalité de notre société en face. Même si la situation a beaucoup changé depuis les années 20, le Réveil de la Drôme reste actuel et nous donne même 5 clés pour le Réveil d’aujourd’hui :

1 La souffrance devant l’état de nos Églises. Souffrance qui va jusqu’à l’agonie. Beaucoup de pasteurs sont préoccupés par l’indifférence ambiante et le peu d’engagement de beaucoup de paroissiens. Mais j’ai parfois l’impression qu’on en a pris son parti ou alors qu’on fuit dans le social, l’animation ou le conseil psychologique. Oui, la première clé pour le Réveil d’aujourd’hui n’est-elle pas encore cette souffrance, cette agonie devant la sécheresse, le sommeil et même la mort de tant de nos communautés ?
2 La prière. Une prière fervente, ardente, repentante peut-être pour toutes nos compromissions, persévérante aussi, qui croit aux promesses de Dieu et qui entraîne le peuple de l’Église dans la foi ; car aujourd’hui encore ce n’est ni par force, ni par puissance, mais par l’Esprit du Seigneur que les ossements dessé­chés peuvent revivre.
3 L’exemple des pasteurs. Comme à la pastorale de Crest, la troisième clé n’est-elle pas que le Réveil commence par nous les pasteurs ? Oserons-nous, comme Henri Eberhard dans le temple de Dieulefit dire à nos paroissiens: « frères et sœurs, le Réveil a commencé, et le premier réveillé c’est moi ? »
4. Les couples pastoraux. J’en ai peu parlé, mais l’œuvre de la brigade n’aurait jamais été possible ; elle n’aurait en tout cas jamais pu prendre l’extension qu’elle a prise, si ces pasteurs n’avaient pas été admirablement épaulés par leurs épouses. Une des grandes préoccupations actuelles dans l’Église est la vie des couples pastoraux. Là encore, il ne s’agit pas de copier nos anciens, mais de veiller à avoir des couples solides et solidaires.
S. L’unité entre émotion et enseignement. Enfin, last but not least, la cinquième clé pour un authentique Réveil aujourd’hui, c’est cette unité entre émotion et enseignement. Un réveil produit toujours de l’émotion et de l’enthousiasme. C’est juste et bon. Mais s’il n’y a que cela, il ne durera pas, ce ne sera qu’un feu de paille. Il faut aussi des messages solides, des fondements bibliques sûrs, des appels et des décisions clairs ainsi qu’une doctrine vivante. Je me réjouis profondément du renouvellement de la louange dans nos communautés. C’est un signe encourageant, mais pour qu’un vrai réveil éclate cela doit aller de pair avec un intérêt renouvelé pour l’étude et l’enseignement bibliques.
Encore une fois, il ne s’agit pas de rêver à cette époque du Réveil de la Drôme. Elle ne reviendra pas. Mais si ces cinq clés sont employées – et d’abord par nous les pasteurs – alors, oui, je le crois, quelque chose bougera dans nos Églises.

Philippe DECORVET

[1] J.-M. NICOLE, Précis d’histoire de l’Église, Nogent-sur-Marne, Éd. de l’Institut biblique, p. 212.

[2] É. CHAMPENDAL, « Hier... le réveil de la Drôme », Ichthus N° 12, Avril 1971, p. 4.

[3] Cours sur cassette de l’Institut biblique et missionnaire Emmaüs.

[4] Jean CADIER, « Le Réveil et l’action de la Brigade missionnaire de la Drôme », dans La vie des églises protestantes de la vallée de la Drôme de 1928 k 1938, Actes du colloque tenu à la Faculté de théologie de Montpellier du 25 au 28 avril 1974, présentés par Pierre BOLLE et Pierre PETIT, Paris, Les Bergers et les Mages, 1977, p. 134 et idem, Le matin vient, Paris, Les bergers et les mages, 1990, p. 48

[5] J. CADIER, Le matin vient, 1990, p. 27.

[6] É. CHAMPENDAL, art. cit., p. 5. C’est nous qui soulignons.

[7] Dans le journal Le matin vient, n°4, p. 2.

[8] Alice PONSON, paysanne d’Establet, éleveuse de chèvres.

[9] Fromage de chèvre de la région de Dieulefit

[10] V. BORDIGONI dans le journal Le matin vient, n°4, p. 2.

[11] J. CADIER, Le matin vient, 1990, p.25

[12] J. CADIER, Le matin vient, 1990, p. 34 et journal Le matin vient, N°8, 1926, p. 6.

[13] Journal Le matin vient, N°8 avril 1926, p. 6.

[14] Cité par J. CADIER, « Le Réveil et l’action de la Brigade missionnaire de la Drôme », p. 132.

[15] J. CADIER, Le matin vient, 1990, p. 70.

[16] J. CADIER, Le matin vient, 1990, p. 54-55

[17] Journal Le matin vient, N°3, novembre 1925, p. 4

[18] J. CADIER, Le matin vient, 1990, p. 97.

[19] Troisième entretien », dans La vie des églises protestantes de la vallée de la Drôme de 1928 k 1938, Actes du colloque tenu à la Faculté de théologie de Montpellier du 25 au 28 avril 1974, p. 143.

[20] « La souveraineté de Dieu! », Les cahiers du matin vient 1, octobre 1929/1, p. 46.