Prédications Protestantes dans les Alpes du sud
DIMANCHE 26 JANVIER 2020
Culte à Trescléoux (05700)
Lectures du Jour :
1 Corinthiens 1, 10-25.
Lamentations 1, 1-22
Matthieu 4, 12-23
Comment ? Pourquoi ?
אֵיכָה : « Comment ? ». Comme un cri, comme un coup de poing.
אֵיכָה : « Comment ?» Comment est-ce possible ? Comment survivre à cela ? Comment donner du sens à ce qui n’en a pas ?
Le livre des Lamentations est le mal aimé de la Bible. Trop dur, trop noir, trop juif peut-être aussi, parce que le christianisme se prend trop souvent pour la religion de l’optimisme et de l’espérance.
L’espérance, le lecteur pressé la cherche dans ce livre. Et il le referme vite parce qu’elle ne lui saute pas aux yeux. Les Lamentations, texte majeur de la Bible, est sans doute l’un de ceux sur lequel on ne prêche pas, parce que son titre à lui seul ne donne pas envie d’y poser les yeux.
En effet, des lamentations, nous en avons déjà plein la tête et pleins les yeux. Les informations nous bombardent de catastrophes, d’épidémies, de désastres, de calamités et de cataclysmes. Pas la peine de s’en rajouter d’autres. Pourtant, en hébreu, le livre s’appelle « Comment ». C’est son premier mot, comme la Genèse s’appelle בּֽרַאשִׁית : « Dans un commencement ».
« Comment ? ». Pour pouvoir y mettre un point d’interrogation et poser la question à Dieu : « comment tu as pu nous abandonner ? ». Car il s’agit bien de cela dans ce livre : l’abandon de Dieu ou bien pire : la preuve patente de son impuissance, de son inexistence.
Le livre dit l’épouvante qu’aucun de nous sans doute n’a jamais connue. Il faut être rescapé d’Auschwitz pour avoir vécu ce que décrivent les cinq poèmes qui constituent ce livre. Il faut être revenu de l’enfer des tranchées de Verdun pour entendre une parole amie dans ces versets glaçants et déchirants.
En effet, les 264 vers de ces cinq poèmes font référence à la prise de Jérusalem par le roi de Babylone, Nabuchodonosor, en 587 avant notre ère. La ville n’est que ruines et cadavres. Le temple calciné fume encore pour rejoindre le ciel qui n’a jamais paru si vide, si livide. Viols, massacres, pillage, humiliation, destruction, déportation : rien n’est épargné à la petite nation de Juda qui avait cru tenir tête au puissant roi de Babylone, alors centre du monde.
Lu une fois par an dans chaque synagogue du monde, le livre des Lamentations contient tous les « comment » et « les pourquoi » de la terre. Livre majeur s’il en est, le message des Lamentations n’est pas tant dans son texte que dans la manière dont il est écrit.
C’est là-dessus que je veux attirer votre attention ce matin. Les cinq poèmes qui le composent sont construits de manière alphabétique. Chacune des 22 lettres de l’alphabet hébreu, dans l’ordre, commence un verset. Cette contrainte est même poussée à l’extrême en son cœur, au troisième chapitre, où c’est trois fois de suite que la même lettre débute un vers et toujours l’ordre alphabétique.
Essayez chez vous de faire trois vers d’affilée commençant par W, puis X, puis Y puis Z ! Et il faut que ça dise quelque chose de cohérent !
Eh bien, vous voyez, c’est là, dans la manière dont est construit ce livre qu’est pour nous ce matin la formidable bonne nouvelle de l’évangile. Car même si peu d’entre nous ont connu les atrocités de la guerre – quand on perd tout et qu’il n’y pas de mots même pour le dire – chacun de nous, ce matin porte en soi ses propres lamentations qui ne savent pas se dire parfois.
Les images d’apocalypse qui déferlent de nos télévisions, les reportages alarmistes, les articles inquiétants et la litanie ordinaire du « tout va mal » et du « tout fout le camp » participent ensemble à nous angoisser. Nous avons peur de l’avenir ; nous regardons le monde que l’on croyait connu et immuable se transformer et devenir hostile.
Nos lamentations, ce sont celles des malades qui se demandent « pourquoi moi ? », « pourquoi maintenant ? » ; les lamentations, ce sont celles de la jeunesse d’Afrique qui chavirent en Méditerranée : « pourquoi moi ? », « pourquoi comme ça ? » ; ce sont celles des personnes âgées qui se voient diminuer « pourquoi vivre ? » me dit-on tant de fois.
Les lamentations, ce sont aussi les tiennes, mon frère, ma sœur, celles que toi seul connaît ce matin. Celles-là mêmes que Dieu semble ignorer et devant lesquels il demeure muet.
Qui d’entre nous n’a pas fait l’épreuve du silence de Dieu ? Qui n’a jamais enduré le vide et l’absence au milieu de sa peine ? Qui n’a jamais fait l’expérience d’être seul, si seul, à en mourir, que même le mot Dieu n’existait plus ?
Qui d’entre nous, ce matin, n’a pas, au bord du cœur, cette noirceur qui gangrène l’âme et qui enserre l’esprit ?
Moi plus que vous encore, il m’arrive de traverser le désert de la foi et de me demander s’il existe, celui que je sers/ serre. Se battre avec Dieu, comme Jacob au passage du Yabboq, comme Jonas dans le ventre du gros poisson… c’est peut-être cela avoir la foi… Se battre avec Dieu… comme le nom même du peuple élu : Israël, « il luttera avec Dieu ».
Les lamentations se battent avec Dieu. Ce cri, ce coup de poing, c’est un index accusateur qui pointe vers Dieu pour lui dire : « comment as-tu pu laisser faire ? ». Cet index, c’est celui de toutes les victimes des camps de concentration ; des absurdités de la vie ; des cachots du monde. Cet index c’est celui de tous les malades, de tous les opprimés. Cet index, c’est le tien, le mien.
Et là, au bord du précipice, dans le fiel bleu acier de nos comment ? et de nos pourquoi ?, au milieu du magma des émotions qui s’entrechoquent, au cœur de la sidération qui laisse sans voix… un cri. Une prière. Une parole qui nomme Dieu, et qui, en le nommant, en lui parlant, le révèle et le fait exister.
Comment ? Avec des lettres. En donnant un ordre alphabétique à ses versets, le poète ordonne le chaos, comme Dieu au premier jour de la création.
En priant, en criant, le poète pense / panse la douleur qu’aucun remède ne peut soigner sinon par la parole qui la dit, qui la pense. Cela est riche de sens, pour nous, à une époque où l’on n’a jamais eu autant de moyens de communication et où on n’a aussi peu parlé. Un temps où l’on n’a jamais autant eu de livres, et aussi peu pensé. Les Lamentations sont un monument dédié à l’intelligence, seule capable de digérer le pire.
Dieu, c’est cette série de lettres qui se suivent selon un ordre intransigeant. Pour tracer au milieu de nos déserts, de nos désastres, de nos désarrois un chemin qui permet de les traverser, de les penser, de les ordonner, et de ne pas en être prisonniers. Il est là Dieu, dans l’énonciation même de la prière, dans la manière de l’exprimer, dans l’exigence de la rendre belle. Oui, croire Dieu, voir Dieu, c’est mettre du beau dans l’immonde. C’est mettre de l’ordre dans le chaos. C’est le B.A.ba, et c’est ce qui est le plus difficile.
Loin de geindre, de jérémier, de s’apitoyer sur son sort, le poète des Lamentations prie ; le poète des Lamentations trie. Il fait cet effort incroyable de faire passer l’impensable, l’impossible par le crible d’une parole qui le structure, le corrige, lui donne une forme, et lui permet d’être pensé. C’est là le génie de ce livre qui anticipe de 2500 ans la psychologie et la psychanalyse.
C’est dans nos « pourquoi m’as-tu abandonné ? » que Dieu est. Il n’est pas au-delà, dans une réponse qui n’existe pas. Il est là, dans l’effort surhumain, de dire la souffrance, de l’ordonner à l’alphabet d’une parole créatrice. Du sordide, de l’horreur, du chaos, advient ainsi la vie.
A, B, C, D, comme un pas devant l’autre, comme un jour après l’autre, vers un ailleurs.
E, F, G, H, pour s’en sortir, même si c’est dur.
I,J,K,L, pour survivre, parce qu’on a pas le choix.
M,N,O,P, pour donner un sens à ce qui n’en a pas.
Q,R,S,T, pour qu’en vivant je tienne tête au néant.
U,V,W, pour qu’en marchant, l’invente l’avenir.
X,Y,Z, pour qu’en priant, j’ordonne le chaos.
« Pourquoi m’as-tu abandonné ? »
« Comment as-tu pu laisser faire ? »
Il y eut un soir. Il y eut un matin. Jour un.
Amen !
Pr Arnaud Van Den Wiele